Bikram

Le yoga tel qu’on le pratique aujourd’hui est un yoga moderne, un yoga hybride, qui reprend quelques aspects « des » yogas qui se sont développés au fil des siècles, tout en s’adaptant aux aspirations plus physiques, thérapeutiques, esthétiques même, de pratiquants modernes et occidentaux.

La renaissance du yoga

Une pratique oubliée

Le renouveau et l’internationalisation du yoga s’inscrit dans un contexte particulier, celui de la colonisation britannique, laquelle s’étendit de 1757 à 1947, et durant laquelle les coutumes indiennes furent réprimées, le yoga presque interdit.

Empereur Aurangzeb

Déjà, le XVIIe siècle avait vu la persécution des yogis par l’empereur Mongol Aurangzeb, dans le cadre plus large d’une persécution religieuse, après une longue période de tolérance religieuse et de fascination même pour le yoga parmi ses prédécesseurs.

Ainsi depuis la fin du XVIIe siècle, la pratique du yoga est délaissée et restreinte au milieu rural.

Vers l’exportation du yoga

Portrait de Swami Vivekananda

Dans le contexte de colonisation, Swami Vivekananda, un jeune philosophe et maître spirituel de Calcutta, qui vécut en Samnyasin et qui rêvait de changer le monde, revalorise le yoga et la culture indienne jusqu’aux yeux des Occidentaux.

En 1893, il est invité à l’exposition universelle de Chicago, dans le cadre du « Parlement des religions » créé à l’occasion, durant laquelle il fait un discours sur l’hindouisme qui séduit le public.

Photo du parlement des religions
Palerment des religions, Chicago, 1893

Dès lors, il parcourt les États-Unis et l’Europe et fait découvrir l’hindouisme mais aussi le yoga au monde occidental et à un milieu intellectuel européen fasciné.

Vivekananda a contribué autant à l’introduction du yoga, de la religion hindoue et de la philosophie indienne en Occident, qu’à la revalorisation du yoga, la renaissance de l’hindouisme et la lutte pour l’indépendance, en Inde.

Un yoga dans la lignée de la tradition

Le yoga dont Vivekananda se faisait le chantre est spirituel : il reprend, tout en les renouvelant quelque peu, les voies du yoga de la Bhagavad Gita que sont karma yoga, jnana yoga et bakhti yoga, ainsi que le concept de raja yoga des Yogas Sutras, que Vivekananda oppose au Hatha yoga qu’il considère inférieur car « traite exclusivement du corps physique et a pour but de le rendre très fort ».

Le yoga que l’on commence à découvrir en Occident n’est donc ni le Hatha yoga, ni le yoga postural que l’on pratique aujourd’hui. Mais il se veut un yoga inclusif et « personnel » : un yoga non dogmatique qui apporte des outils à l’éveil de la conscience, des outils que chacun peut s’approprier pour cheminer dans sa propre voie du yoga.

Il faut vous rappeler, d’ailleurs, que nul système n’est nécessaire. Je désire vous exposer un grand nombre de systèmes et d’idéals afin que vous puissiez trouver celui qui vous convient.

Swami Vivekananda, dans Les Yogas pratiques
Couverture de "Autobiographie d'un yogi"

Dans la lignée de Vivekananda, Paramahansa Yogananda, l’auteur du célèbre livre Autobiographie d’un yogi (1946), fonde en 1920 à Los Angeles la « Communauté de la réalisation de soi » où il diffuse la pratique et la philosophie du Kriya yoga, un yoga qui se veut l’héritier du yoga traditionnel et qui vise la libération de l’âme à travers des techniques de méditation, de concentration, de purification.

La naissance du yoga moderne

Le père du yoga moderne

Tirumalai Krishnamacharya est considéré comme le père du yoga moderne. En 1924, à la demande du Maharaja de Mysore, souffrant de diabète et intéressé par les vertus curatives du yoga, Krishnamacharya fonde une école de yoga à Mysore.

Tirumalai Krishnamacharya exerçant du yoga
Tirumalai Krishnamacharya

Ce yoga est novateur à bien des égards : il est désormais accessible aux femmes, il est désormais enseigné de manière collective (avant nous étions dans un schéma de disciple à élève), il est désormais axé sur les postures que l’on enchaîne par ailleurs de manière fluide et dynamique.

L’influence du « culturisme »

Le contexte est alors celui d’un regain d’intérêt pour le corps, la santé, la force et la libération du corps. Ce contexte expliquera par ailleurs l’engouement des Occidentaux pour le yoga postural moderne.

Cela se manifeste à travers des pratiques telles que le bodybuilding, la danse, la gymnastique suédoise, la gymnastique harmonique (un courant créé par Geneviève Stebbins à la fin du XIXe siècle qui mêle exercices physiques, respiratoires, mouvements dansants, relaxation).

Le yoga moderne s’inspire de tout cela, ainsi que de la lutte dont Krishnamacharya était adepte, et bien sûr des exercices physiques intenses du Hatha yoga.

La revalorisation de la culture indienne

Le côté spirituel du yoga traditionnel est désormais à la marge ; pour autant, Krishnamacharya fait des Yoga Sutras LE texte de référence du yoga et il prétend avoir reçu son enseignement d’un maître dans l’Himalaya, alimentant ainsi le mythe d’un yoga postural ancestral.

Rappelons le contexte de colonisation : un yoga millénaire et qui plus est axé sur la force du corps, devient un outil d’affirmation d’identité et de puissance face au colonisateur. Certains yogis, tels Rajaratna Manick Rao ou son élève Tiruka, aussi connu sous le nom de Sri Raghavendra Rao, se font même le chantre d’un nationalisme violent, à l’opposé du nationalisme pacifique incarné par Gandhi, où le yoga prépare la corps au combat.

[Rajaratna Manick Rao] croyait que l’Inde ne pouvait se libérer de la domination étrangère que par la révolution et non pas par la méthode non-violente de Gandhi. Il prêchait donc l’idée selon laquelle il était essentiel de construire une armée de soldats ayant un corps robuste pour arracher notre liberté et la garder

Tiruka, 1977, cité par Mark Singleton dans Aux origines du yoga postural moderne (2020)

La conquête de l’Ouest

Le succès du yoga aux Etats-Unis

Dans la lignée de Vivekananda, la modernisation du yoga va de pair avec son exportation, dans un but à la fois identitaire/national, mais aussi presque messianique.

Vous êtes très bons en matérialisme, mais nous on a quelque chose que vous vous n’avez pas et c’est cette vérité et c’est cette spiritualité que vous n’avez pas, et on est là pour vous l’apporter.

Swami Vivekananda au Parlement des religions

Les Etats-Unis deviennent la Terre promise des maîtres yogis, notamment la Californie, parce que c’est un Etat plus tolérant et moins raciste, plus ouvert et avant-gardiste, mais aussi car la culture physique y est déjà bien présente et enfin afin de bénéficier du rayonnement d’Hollywood. Des stars qui pratiquent le yoga comme Marilyn Monroe, qui aurait été l’élève d’Indra Devi (ancienne élève de Krishnamacharya, première femme professeure de yoga), favorisent ainsi grandement la diffusion du yoga.

Indra Devi

Les premiers maîtres yogis s’installent aux Etats-Unis dans les années 20, comme Yogananda dont nous avons fait mention, ou encore Shri Yogendra, fondateur, en 1919 du Yoga Institute à New-York, où il enseigne un yoga qui met l’accent sur les asanas et se veut thérapeutique, contribuant à la création du yoga moderne.

Bishnu Charan Ghosh, frère de Yogananda et bodybuilder, arrive aux Etats-Unis en 1939 et diffuse un yoga physique et thérapeutique. Le Ghosh yoga consiste en une série de 91 postures qui inspirera fortement Bikram Choudhury, ancien élève de Ghosh arrivé aux Etats-Unis en 1971, pour sa série de 26 postures pratiquée en salle chauffée à 40° (Bikram yoga).

Série de Bikram
Série du Bikram yoga
Pattabhi Jois

C’est aussi dans les années 70 que Sri Krishna Pattabhi Jois, ancien élève de Krishnamacharya, se rend en Californie et y introduit l’Ashtanga yoga qu’il a créé quelques années plus tôt à Mysore. C’est surtout l’Ashtanga yoga qui popularise la Salutation au Soleil, prétendument ancestrale et en hommage au dieu Surya, mais qui aurait été créée par le Raja d’Aundh Bala Sahib au cours du XXe siècle pour ses bienfaits sur le corps et le mental.

Série 1 de l'Ashtanga
Première série de l’Ashtanga yoga
BKS Iyengar

Un autre ancien élève de Krishnamacharya, et qui était aussi son beau-frère, était B.K.S. Iyengar, fondateur du yoga qui porte son nom. Il commença le yoga sous l’égide de son maître pour des problèmes de santé, et créa bientôt sa propre école en Inde avant de diffuser son enseignement en Europe puis aux Etats-Unis dans les années 1950. Le yoga Iyengar, très axé sur les alignements, témoigne de l’aspect rigoureux, scientifique, thérapeutique du yoga moderne.

Le yoga dans les années hippies

Dans ces années, le contexte est particulièrement favorable au développement du yoga. Au sein du mouvement hippie, le yoga séduit, en particulier le Kundalini yoga, importé par Yogi Bhajan à Los Angeles en 1969, pour sa vision hollistique et sa prétention à atteindre l’éveil spirituel.

Portrait de Yogi Bhajan

En effet le yoga, et plus largement la spiritualité orientale, devient une pratique protestataire, une contre-culture, une forme de remède aux maux d’une société occidentale corrompue par le matérialisme, presque une quête spirituelle.

Tel un pèlerinage, certains vont même jusqu’à se rendre en Inde, comme les Beatles en 1968 dans un ashram à Rishikesh, contribuant ainsi à la popularité de la méditation et à la célébrité de la ville bientôt connue comme la capitale du yoga.

Les Beatles pendant leur retraite auprès du guru Maharishi Mahesh Yogi

Le symbole de cet engouement pour le yoga au sein du mouvement hippie est l’ouverture officielle du festival de Woodstock en 1969 par Swami Satchidananda, un guru établi aux Etats-Unis depuis peu. Dans son discours, il reprend l’idée de Vivekananda lors de son discours à Chicago qu’il manque aux Etats-Unis la spiritualité, et il demande à la foule de chanter le « Om ».

Swami Satchidananda enseigne et apprend l’enseignement (il est le premier à former des professeurs de yoga américains) du yoga intégral, qui s’inspire du yoga enseigné par son maître, Swami Sivananda, à Rishikesh, notamment pour son aspect interconfessionnel : Satchidananda, comme Sivananda, considère les croyances et religions dans leur diversité comme autant de manières différentes d’atteindre l’unité spirituelle et l’harmonie universelle.

Swami Sivananda

Le yoga aujourd’hui

Un yoga traditionnel ?

Aujourd’hui, en Occident, l’on pratique majoritairement du Vinyasa, un yoga dérivé de l’Ashtanga, bien souvent critiqué par les défenseurs du yoga traditionnel.

Pourtant, dans les studios de yoga prétendument authentique, ce yoga est en fait bien souvent l’Ashtanga yoga, le yoga Bikram, le yoga Iyengar ou le Kundalini yoga, qui, nous venons de le voir, ont tous moins de 100 ans.

Par ailleurs, n’oublions pas les faits de blessures et d’attouchements lors des ajustements voire d’abus sexuels et de manipulation psychologique qui entourent l’Histoire de ces maîtres yogis aujourd’hui placés sur un piédestal.

Quant au Hatha yoga que l’on enseigne aujourd’hui, bien souvent présenté comme LE yoga traditionnel, on oublie qu’il était réservé aux Hommes et qu’il consistait à rendre le corps immortel à travers des pratiques parfois bien extrêmes visant à préserver le sperme dans la tête (voir cet article).

De plus, le Hatha yoga était un yoga novateur par rapport au véritable yoga traditionnel, qui visait à la libération de l’âme en sortant du corps et du monde extérieur, là où le Hatha yoga cherchait à atteindre la libération dans cette vie.

Une forme de synthèse

Aujourd’hui, il y aurait plutôt une forme de mélange entre le Hatha yoga dont on met de côté les pratiques tantriques, le yoga des Yoga Sutras ou encore de la Bhagavad Gita (que les professeurs aiment bien citer en début ou en fin de cours comme pour légitimer leur pratique alors que ces yogas ne consistaient aucunement en des exercices physiques) et le yoga moderne qui met l’accent sur le corps et l’aspect scientifique et thérapeutique du yoga au détriment de l’aspect spirituel que les professeurs de yoga aujourd’hui mettent pourtant en avant.

Le yoga d’aujourd’hui est un yoga hybride qui, selon moi, pioche dans l’Histoire du yoga les aspects qui résonnent le plus avec les mentalités et les aspirations de ses élèves. Comme le yoga moderne, le yoga contemporain s’adapte à son époque et à son public.

Un yoga américain ?

Ce yoga contemporain est véritablement issu d’une rencontre entre l’Orient et l’Occident, et certaines formes de yoga ont même été créées par des Occidentaux.

Le yoga Jivamukti a par exemple été fondé dans les années 80 par les américains Sharon Gannon et David Life, à New-York, dans la lignée de l’Ashtanga yoga et avec la prétention de réintroduire la quête spirituelle de libération de l’âme dans la pratique. Il est intéressant de constater que le yoga qui se rapproche le plus du yoga de Patanjali n’a qu’une quarantaine d’années et est né aux Etats-Unis.

Le Yin yoga est une autre forme de yoga récente et occidentale : il a été créé dans les années 1990 par l’américain Paul Grilley, lequel par ailleurs s’inspire davantage de la philosophie taoïste, de la médecine traditionnelle chinoise et des arts martiaux japonais que de la culture indienne.

L’Histoire du yoga contemporain est surprenante et elle remet bien à leur place de nombreux professeurs de yoga, et même élèves, qui font preuve d’un certain dogmatisme au nom d’une prétendue tradition qu’ils ne connaissent finalement pas vraiment et qui met de côté des dérives réelles.

Yoga avec Monica

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4 réponses pour “Peut-on faire l’Histoire du yoga ? (partie 6 : le yoga moderne)”

  • OM,
    Un grand Merci et bravo pour votre travail sur l’histoire du Yoga. C’est tres bien fait, très clair ! sans se perdre dans les détails. Je crois qu’il est important d’informer les gens sur ce qu’est vraiment le Yoga et non pas un simple ensemble d’exercices pour rester jeune, beau et en forme….
    Merci, Namaste, OM
    Jean-Louis

    • Merci infiniment pour ton commentaire. Ravie que mon petit travail d’historienne t’ai plu. Je trouve aussi qu’il est primordial de rappeler les origines du yoga que l’on a tendance à réduire à une pratique physique…Namaste, Monica

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