Le deuxième millénaire de notre ère voit la pratique posturale du yoga se codifier à travers des textes fondateurs du Hatha yoga, une pratique qui mêle les traditions du yoga, de l’ascétisme et du tantrisme pour se rapprocher de celle que l’on a aujourd’hui.
Qu’est-ce que le Hatha yoga ?
Les origines du Hatha yoga
Entre les XIe et XVe siècles, apparaissent des textes consacrés à ce que l’on appelle désormais le Hatha yoga.
Les premiers textes sont issus du bouddhisme tantrique, les textes ultérieurs véritablement fondateurs du Hatha yoga sont issus des Nath, un courant religieux shivaïte tantrique qui sort des canons brahmaniques pour proposer un renouveau des rites et des pratiques spirituelles.
Parmi eux, la Hatha-yoga Pradipika (« lumière sur le Hatha yoga »), qui daterait du XVe siècle, représente la synthèse de ces textes et l’aboutissement du développement de la pratique.
Quelle traduction de Hatha yoga ?
Le Hatha yoga est souvent traduit par le yoga de l’union entre le Soleil et la Lune. Cette interprétation est issue d’un texte intitulé Yoga Bija (« la graine du yoga »), datant du XIVe siècle, qui attribue, sans fondement linguistique, à la syllabe « Ha » le sens de Soleil et à « Tha » celui de Lune. De fait, on retrouve dans certaines techniques du Hatha yoga, comme nadishodana (la respiration alternée), la volonté d’équilibrer les énergies solaire et lunaire présentes dans le corps.
En réalité, « hatha » signifie « force, violence » et il conviendrait ainsi de traduire Hatha yoga par le yoga de l’effort violent. Cela témoigne à la fois de l’inspiration des tapas des ascètes et de l’aspect désormais physique de ce yoga qui se veut être un yoga du corps.
Quel but du Hatha yoga ?
La Hatha-yoga Pradipika définit le but de la pratique comme étant d’atteindre Samadhi ou Raja-yoga, signifiant tout à la fois la libération du cycle des renaissances, l’union de l’Atman et du Brahman, l’arrêt du mental, la félicité, l’immortalité. En effet, pour atteindre cet état, le Hatha yoga cherche rien de moins qu’à rendre le corps immortel.
Dans les premiers textes issus du tantrisme bouddhique, on se représente un chakra à l’arrière de la tête, le chakra bindu, qui serait la source de « amrta » (nectar d’immortalité) ou « bindu » (le point à partir duquel l’univers a été créé), une sorte de fluide vital issu de la Lune.
L’écoulement du bindu vers le système digestif, associé au Soleil, et les organes génitaux (sous forme de sperme, appelé aussi « bindu ») est considéré comme une perte d’énergie vitale menant petit à petit à la mort ; préserver le bindu à l’intérieur du crâne (la chasteté peut être un moyen) permet d’atteindre l’immortalité.
Le connaisseur du Yoga qui préserve son sperme vainc la mort. La mort vient de l’émission du Bindu, la vie de la rétention du sperme.
Hatha-yoga Pradipika, III, 88.
On retrouve dans les textes ultérieurs comme la Hatha-yoga Pradipika une sorte de synthèse entre cette conception de l’énergie vitale et celle du tantrisme associée à la Kundalini. Le but du Hatha yoga est ainsi d’inverser l’écoulement du bindu et de favoriser l’élévation de la Shakti Kundalini : faire monter l’énergie vitale et la maintenir dans la tête.
On dit qu’il y a la vie dans le corps tant qu’il y a le souffle vital ; la mort correspond au départ du souffle vital : c’est pourquoi il faut enfermer le souffle vital.
Hatha-yoga Pradipika, II, 2
Quelle pratique du Hatha yoga ?
La Hatha-yoga Pradipika fait autorité en ce qui concerne la pratique du Hatha yoga. Elle évoque différentes méthodes : les asanas, les moyens d’une vie saine (une alimentation équilibrée et modérée, la chasteté, le renoncement à la vie mondaine), des pratiques de nettoyage internes (les shatkarmas), les mudras et la méditation sur le son intérieur (nada-anusandhana). Ces techniques visent à purifier le corps afin de maîtriser la circulation de l’énergie et ainsi l’élever et la conserver.
Les asanas
En ce qui concerne les postures à proprement parler, la Hatha-yoga pradipika en recense 15, dont 8, pour la première fois!, non assises.
Les asanas, et parfois leurs bienfaits, sont décrits dès le premier chapitre ; ils ont pour but la santé, le renforcement et la beauté du corps.
On retrouve :
- la croix (svatiskasana)
- la tête de vache (gomukhasana)
- la posture du héros (virasana)
- la tortue (kurmasana)
- le coq (kukkutasana)
- la tortue sur le dos (uttanakurmasana)
- l’arc (dhanurasana)
- le roi poisson (matsyendrasana)
Matsyendrasana est l’arme qui détruit quantité de terribles maladies : grâce à un pratique assidue de celle-ci, le feu digestif des hommes est ranimé, la Kundalini réveillée et le nectar d’immortalité stabilisé.
Hatha-yoga Pradipika, I, 27
- la pince (paschimottanasana)
- le paon (mayurasana)
- la posture du cadavre (savasana)
Les quatre dernières postures sont présentées comme les meilleures parmi les 84 de Shiva pour atteindre la libération :
- la posture parfaite (siddhasana ou vajrasana ou muktasana)
- le lotus (padmasana)
- le lion (simhasana)
- la posture auspicieuse (bhadrasana ou gorakasana)
Ces postures sont statiques et sont tenues très longtemps, des dizaines de minutes voire plusieurs heures (un peu à la manière des « gymnosophistes »).
Petit à petit, la pratique du Hatha yoga évoluera et s’enrichira avec 32 postures décrites dans la Gheranda Samhita (XVII-XVIIIe siècle), 84 dans la Jogapradipika (XVIIIe siècle) et jusqu’à 112 postures dans la Hatha bhyasapraddhati (XVIIIe siècle), lesquelles désormais s’enchaînent de manière dynamique et sont pratiquées en mouvement.
Les pranayamas
Les pranayamas sont le pilier du Hatha yoga et il est impératif d’avoir purifié son corps à travers les six shatkarmas (des méthodes bien précises pour nettoyer l’intérieur du corps comme le lavement) mais aussi de mener une vie saine ainsi que de maîtriser les asanas avant de pratiquer les pranayamas.
Sont décrits dans la Hatha-yoga Pradipika, entre autres, nadishodana (la respiration alternée), les kumbhakas (les différentes rétentions du souffle), la respiration ujjayi (la respiration de la victoire), bhastrika (le soufflet de forge) et bhramarin (la respiration de l’abeille), des pranayamas que l’on pratique toujours dans le yoga moderne.
Le but de ces exercices respiratoires est de purifier les nadis (les canaux énergétiques) et d’ouvrir celui du milieu, Sushumna, conditions préalables à l’élévation de la Kundalini et à l’état de Samadhi.
Les mudras
Au coeur de la pratique du Hatha yoga l’on retrouve également les « mudras ». Signifiant littéralement « sceaux », les mudras visent à élever et sceller l’énergie divine.
Il est difficile d’expliquer ce que sont exactement les « mudras » ; ils ne désignent pas, comme c’est le cas dans la tantrisme et dans la pratique moderne du yoga, des gestes des mains, mais des techniques énergétiques parfois bien étranges.
La Hatha-yoga Pradipika décrit dix mudras parmi lesquels les bandhas, les « verrous énergétiques » : jalandhara bandha consiste à contracter la gorge en pressant le menton contre la poitrine, uddiyana bandha à rentrer l’abdomen, mulabandha à engager l’anus, les talons sous sur le périnée. Mahabandha correspond à l’activation de ces trois bandhas en même temps.
D’autres mudras ressemblent à des postures, dans lesquelles il faut respirer d’une manière bien précise et activer les bandhas.
Et puis il y a des pratiques extrêmes telles que khecari mudra qui consiste à couper le frein de la langue petit à petit pour pouvoir ramener la langue à l’arrière de la gorge jusqu’à obstruer la cavité nasale ! Toujours dans l’optique de bloquer le bindu à l’intérieur de la tête.
Il existe aussi des pratiques sexuelles avec vajroli mudra qui consiste, lors d’un rapport sexuel, à souffler avec un tube dans l’urètre afin de faire remonter le sperme ! Sahajoli est décrit comme un type de vajroli qui consiste à masser, après un rapport, les organes génitaux d’un mélange d’eau, de cendre et de bouse de vache ; amaroli est un autre type qui consiste à aspirer, par le nez, le sperme. Ces deux derniers mudras sexuels sont les uniques moyens pour une femme, dépourvue de bindu, d’être une vraie yogini !
Le dernier et ultime mudra permet de mettre en mouvement la Kundalini : shakticalana. Il s’agit de s’installer en siddhasana, les mains sur les chevilles, chaque matin et chaque soir pendant une heure et demie, de respirer par la narine droite afin de faire rentrer la Shakti (Paridhana) puis de pratiquer Bhastrika et mulabandha : la Kundalini se réveille et monte d’elle-même.
La méditation sur le son intérieur
La Hatha-yoga Pradipika s’achève sur des méthodes de concentration et de méditation pour se libérer des distractions extérieures, stabiliser le mental et atteindre Samadhi, comme le fait de diriger son regard entre les sourcils ou sur la pointe du nez.
Mais la méthode considérée comme supérieure est la méditation sur le son intérieur, nadu-anusandhana.
Cette dernière consiste à, en siddhasana, écouter le son perceptible dans l’oreille droite lorsque l’on se bouche les oreilles, les yeux, le nez et la bouche avec les mains : on entend alors le son primordial, le mental se dissout dans la conscience.
Le Hatha yoga ainsi codifié au Moyen-Âge constitue le socle du yoga postural que l’on pratique aujourd’hui, mais on ignore bien souvent que le yoga était à l’époque réservé aux hommes, consistait en des pratiques parfois bien extrêmes et cherchait l’immortalité du corps à travers la préservation du sperme. Alors petite piqûre de rappel pour les dogmatiques du yoga !
3 réponses pour “Peut-on faire l’Histoire du yoga (partie 5 : la naissance du Hatha yoga)”