Dans ses origines, le yoga est avant tout une pratique méditative et spirituelle visant à atteindre la Vérité et ainsi à se libérer de la souffrance et du cycle de la mort et de la renaissance.
La pratique engageant le corps tendait pleinement à ce but et se réduisait à une posture assise et à des exercices respiratoires pour calmer le corps, le souffle et ainsi le mental : un esprit apaisé peut percevoir en toute conscience et lucidité le monde qui l’entoure.
Mais petit à petit, au cours du premier millénaire de notre ère, les traditions du yoga, les pratiques d’ascétisme extrême et le tantrisme se mêlent pour développer une pratique corporelle du yoga qui prendra bientôt le nom de Hatha yoga.
L’apport des pratiques ascétiques
Un yoga héritier de deux formes d’ascèse bien distinctes
Au fil des siècles, deux principaux courants d’ascétisme se développent.
Héritière des « Samnyasins », les brahmanes renonçants (voir la partie sur les Upanishads de cet article), une voie intellectualiste mène une vie recluse, austère, et se consacre à l’études des textes sacrés et à la méditation, afin d’atteindre la Vérité à travers l’introspection et la délivrance à travers le renoncement au monde (donc au karma et ainsi à la réincarnation). Le yoga classique, celui des Yoga Sutras, se rattache à ce courant.
Héritière des « tapas » de l’époque des Vedas (voir le paragraphe sur les traces de yoga dans les Vedas dans cet article), une autre forme d’ascèse voit le jour parmi ceux que l’on appelle encore aujourd’hui les « Sadhus » (littéralement, « saint homme »). La plupart sont shivaïtes (du Dieu Shiva) mais il existe plusieurs courants.
Les Sadhus pratiquent une ascèse extrême : ils vivent nus, certains avec des masses attachés à leur organe génital pour le désexualiser, leurs cops parfois enduit de cendre ou de bouse…
Ils pratiquent des exercices corporels et respiratoires particulièrement intenses. À l’époque des Vedas, le but de tels exercices était de réchauffer le corps pour imiter le divin et acquérir des pouvoirs. Dans le prolongement de cette expérience mystique, les tapas des Sadhus visent à la fusion avec le divin, la circulation de l’énergie divine, la libération de l’ignorance et de la souffrance ainsi que la purification du corps et la pénitence.
Dans ce but, le yoga est partie intégrante de la pratique ascétique des Sadhus d’aujourd’hui.
Une pratique posturale qui nourrira celle du yoga
Les premières traces écrites de ces pratiques extrêmes viennent des chroniqueurs d’Alexandre le Grand, qui en 326 avant notre ère, conquit la vallée de l’Indus. Ces chroniqueurs racontent que, sur le chemin du retour, les Macédoniens rencontrèrent, à Taxila, des ascètes qu’ils appellent « gymnosophistes », un épisode qui inspirera nombre d’auteurs grecs dans les siècles à venir.
Pour l’heure, parmi les chroniqueurs d’Alexandre, on retrouve Plutarque, Diogène Laërce, Arrien, Aristobule, Diodore de Sicile ou encore Onésicrite. Ce dernier est un disciple de Diogène et le commandant de la flotte d’Alexandre ; il fut envoyé par celui-ci à la rencontre des ascètes. Il relate, dans son récit, avoir rencontré ces ascètes nus, vivant dans la nature, cyniques à la manière des Cyniques grecs, et se tenant dans des postures étranges, immobiles sous le soleil et sur le sol brûlant.
Ces postures ressemblent beaucoup à celles du yoga : on retrouve par exemple la posture de l’arbre, les équilibres sur la tête ou encore la posture du lotus.
Le yoga postural que sera la Hatha yoga naîtra de la rencontre de ces pratiques et de celles du tantrisme.
L’influence du tantrisme
Qu’est-ce que le tantrisme ?
Il est difficile de définir le tantrisme. Le terme même « tantrisme » (du sanskrit « tantra » qui signifie trame, d’où règle, doctrine, traité) a été attribué par des orientalistes européens au XIXe siècle à des pratiques qu’ils distinguaient des doctrines religieuses classiques de l’Inde et qu’ils trouvaient étranges voire répugnantes et effrayantes.
Pour certains spécialistes, le tantrisme n’est qu’une invention occidentale ; il désigne simplement l’aspect rituel des religions indiennes qui, nécessairement, évolue avec le temps.
Si les doctrines tantriques trouvent probablement leur origine dans l’hindouisme, elles se développent dans toutes les religions de l’Inde ancienne (mais également au Tibet, en Mongolie, en Chine, au Japon) et ce entre le VIe et le XIIIe siècle.
Elles seraient nées dans les milieux populaires par opposition aux pratiques spirituelles védiques réservées à l’élite des brahmanes, à l’instar des ascètes qui cherchaient le salut en dehors des rites brahmaniques (on retrouve d’ailleurs des Sadhus shivaïtes tantriques) ; elles seront ensuite récupérées par la caste des brahmanes.
Le tantrisme renverse les valeurs traditionnelles : il voue un culte aux déesses, n’interdit pas la consommation de viande ou d’alcool, prône une sexualité « libérée ». ll ne s’agit pas d’une invitation à la débauche, mais d’une nouvelle vision du monde, de la divinité, du corps. Dans ce cadre, le tantrisme propose des pratiques rituelles et spirituelles particulières, dans lesquelles s’inscrit une forme de yoga.
Un Hatha yoga « précoce »
Le yoga évoqué dans les textes tantriques n’est pas encore du Hatha yoga mais il lui ouvre la voie. La premier texte qui codifie le Hatha yoga sera d’ailleurs issu du bouddhisme tantrique : il s’intitule Amrta-Siddhi (« l’obtention du nectar d’immortalité ») et date du XIe siècle.
Le yoga tantrique n’est pas non plus le « yoga de l’amour » que certains pratiquent aujourd’hui pour une sexualité épanouie.
Le yoga tantrique consiste en différentes méthodes corporelles (bandhas, mudras) et respiratoires (pranayamas), mais aussi en des techniques de réflexion (« tarka »), de concentration (dhyana et dharana), de visualisation (« bhavana ») ainsi que de récitation de mantras (« japa mantra »), visant à s’identifier aux divinités, acquérir des pouvoirs et atteindre la libération et l’immortalité.
On ne retrouve pas encore des postures autres qu’une posture assise, mais le yoga tantrique engage bel et bien le corps dans le but de le transmuter, le diviniser.
La réhabilitation du corps dans le tantrisme
Ce que l’ascétisme ancien et le yoga avaient rejeté — le monde, le corps, le désir — devient la voie de libération dans le tantrisme. C’est ce que signifie « Jivamukti » (qui deviendra le nom d’un style de yoga) : la libération dans cette vie, sur Terre.
Le corps devient un lieu symbolique, « énergétique », imaginal, fait de « chakras » (centres énergétiques) et de « nadis » (canaux) et où circule des « vayus » (souffles) ou « pranas » (énergies).
Les exercices de visualisation permettent, entre autres, de se représenter mentalement ces éléments. Ils consistent également en visualiser les divinités ou encore la montée de la Kundalini le long de ces chakras…
Un yoga de l’union
Le tantrisme repose sur une conception duelle de l’univers avec un pôle féminin et un pôle masculin, respectivement Shakti et Shiva : Shakti représente l’énergie vitale, la puissance créatrice, Shiva la pure conscience, la simple présence. On retrouve ces deux pôles en toutes choses, y compris dans le corps.
Contrairement au yoga des Yoga sutras, qui invite à se libérer du cycle de la mort et de la renaissance à travers l’isolement du principe spirituel, le yoga tantrique vise la libération à travers l’union des principes masculin et féminin.
Il y a dans ce cadre des rites d’initiation sexuelle dans le tantrisme, mais c’est avant tout une union à l’intérieur de soi, un acte sexuel symbolique que l’on cherche à accomplir.
Dans les branches plus tardives du tantrisme : on parlera de « shakticalani » pour désigner le « mouvement de la déesse » Shakti vers Shiva et d’éveil de la Kundalini (la « Lovée ») : la Kundalini est la représentation de la Shakti sous la forme d’un serpent reposant à la base de la colonne vertébrale et que le tantrisme vise à réveiller afin qu’elle s’élève vers le crâne, siège de Shiva.
L’ascétisme et le tantrisme semble être deux voies opposées d’éveil spirituel, mais c’est bien au croisement de ces deux pratiques que naîtra bientôt le Hatha yoga.
2 réponses pour “Peut-on faire l’Histoire du yoga ? (partie 4 : vers la pratique posturale)”