On continue notre tentative d’écriture de l’Histoire du yoga avec l’apparition de textes fondateurs du yoga, à commencer par la Bhagavad-Gita.
Qu’est-ce que la Bhagavad-Gita ?
Le contexte de la Bhagavad-Gita
La Bhagavad-Gita est le sixième livre des 18 qui constituent le Mahabharata (« Bharat » est le vrai nom de l’Inde), la plus grande épopée hindoue avec le Ramayana.
L’origine du Mahabharata est incertaine : nous sommes encore, dans la lignée des Vedas et des Upanishads, dans la transmission orale.
Selon la tradition, le Mahabharata aurait été rédigé par Ganesh, sous la dictée du sage Vyasa.
En réalité, on date sa rédaction entre le IVe et le IIe siècle avant notre ère (nous sommes donc encore dans ce contexte de bouillonnement intellectuel qui était celui des Upanishads et de l’apparition du bouddhisme et du jaïnisme), et on ignore s’il s’agit d’une oeuvre collective, modifiée au fil des siècles, ou de celle d’un unique poète.
Un traité métaphysique et philosophique
La Bhagavad-Gita est un véritable traité sur la vie. Elle pose la question du but de la vie, de sa place dans le monde, de la nature de toutes choses, du sens de l’action, des bonnes décisions.
Ces questions métaphysiques et philosophiques sont mises en scène à travers le dilemme d’Arjuna, un prince guerrier, qui se désespère de devoir combattre une partie de sa famille, et les conseils de Krishna, qui se révèlera être l’avatar du dieu Vishnou.
À la manière des Upanishads (la Bhagavad-Gita est d’ailleurs parfois appelée « Bhagavad-Gita Upanishad »), la Bhagavad-Gita se présente ainsi sous la forme d’un dialogue.
Les principaux concepts au coeur du récit
Souvent traduite par « Chant du Seigneur » ou « Chant du Bienheureux », la Bhagavad-Gita est considérée comme la synthèse des textes sacrés hindous mais a aussi valeur universelle du fait de l’éclectisme de doctrines dont elle est imprégnée.
On retrouve en effet dans la Bhagavad-Gita des concepts appartenant à des systèmes de pensée différents, notamment le Vedanta (le non-dualisme) et le Samkhya (le dualisme), et des notions que l’on retrouve autant dans l’hindouisme que le bouddhisme et le jaïnisme : l’impermanence de l’Univers, le Dharma (la loi Universelle, le devoir) et le svadharma (le devoir personnel), la souffrance de l’Homme liée au désir et à l’illusion (maya), le cycle de renaissances (samsara) lié au karma.
Sortir du cycle de réincarnation est LA question du moment. Pour certaines tendances, comme le jaïnisme, la tentation est la sortie du monde, l’inaction, puisque la réincarnation est liée au karma, lui-même lié à l’action (l’idée est de purger tout le karma accumulé). La Bhagavad-Gita apporte une réponse toute autre. C’est l’illusion qui nous fait penser que sommes responsables de nos actes et qui nous attache au succès ou à l’échec de nos actions : nous sommes en réalité pris dans quelque chose de bien plus grand. La Bhagavad-Gita enseigne ainsi que pour sortir du cycle de réincarnation, l’Homme doit accomplir son devoir (svadharma), et donc ne doit pas renoncer à l’action mais bien aux fruits de cette action (un acte désintéressé n’entraîne pas de conséquences donc de Karma), et que la connaissance doit toujours précéder l’action.
Ce n’est pas simplement en s’abstenant d’agir que l’on peut se libérer des chaînes du Karma ; le renoncement seul ne suffit pas à atteindre la perfection […]
Remplis ton devoir, car l’action vaut mieux que l’inaction. Sans agir, l’homme est incapable de veiller à ses plus simples besoins.
Mais l’action, il convient de l’offrir en sacrifice à Vishnu, de peur qu’elle enchaîne son auteur au monde matériel. Aussi, ô fils de Kuntî, remplis ton devoir afin de Lui plaire, et à jamais tu seras libéré des chaînes de la matière.
Bhagavad-Gita, chapitre 3
Dans ce schéma de pensée, accomplir c’est s’accomplir : le but de la vie est de se réaliser, à travers la connaissance et l’action.
Le yoga au coeur de la Bhagavad-Gita
Le yoga comme voie de libération
Dans la lignée des Upanishads, le yoga est un moyen d’atteindre ce but, cette libération (de l’illusion, de la souffrance, du karma).
Quand la pensée s’arrête suspendue par la pratique du yoga, quand, découvrant par soi-même l’Atman, l’homme trouve sa satisfaction en soi ;
Quand il connaît ce bonheur infini qui, n’étant accessible qu’à l’esprit, dépasse les sens, et au sein duquel il ne peut plus s’écarter de la vérité […]
C’est cette libération de la souffrance qu’on appelle yoga […]
Le yogin, affranchi de souillure, qui toujours se gouverne ainsi, atteint aisément le bonheur infini qu’est l’union en Brahman.
Il découvre l’Atman dans tous les êtres et tous les êtres en l’Atman, l’homme gouverné par le yoga qui reconnaît l’identité de tout […]
Celui, ô Arjuna, qui, à l’image de l’unité en l’Atman, voit que tout est identique, plaisir ou souffrance, celui-là est réputé yogin parfait.
Bhagavad-Gita, chapitre 6
Petite anecdote (ou pas ?), au début du récit, Arjuna est sur son char de guerre, tiré par cinq chevaux (représentant les cinq sens ?), Krishna est son cocher : on retrouve l’image de l’attelage, signification originelle du yoga dans les Vedas, et où dans les Upanishads, pour atteindre la libération, l’Homme doit avoir pour cocher la connaissance (voir cet article). Krishna est précisément dans la Bhagavad-Gita le porteur de cette connaissance, de la Vérité, une manifestation même du Bhraman. Le char semble être ici encore la métaphore de la conscience.
Le yoga de la dévotion
La Bhagavad-Gita expose trois « yogas », trois voies de libération :
- la voie de l’action juste, désintéressée (karma yoga)
- la voie de la connaissance fondée sur l’étude des Vedas et la méditation (jnana yoga)
- la voie de la dévotion (bhakti yoga)
En réalité, les deux premières voies se fondent en celle de la bhakti.
Le karma yoga et jnana yoga servent le but de dévotion car « la dévotion pure permet seule d’atteindre le Dieu, le Seigneur Suprême ». La connaissance et l’action juste sont en effet perçues comme des actes de dévotion, des sacrifices. Atteindre la connaissance de l’Absolu, c’est se dévouer à lui ; renoncer à la jouissance de ses actions, c’est les sacrifier au Dieu suprême.
La Bhagavad-Gita est en effet un texte religieux avant tout. On y voit ainsi l’évolution de la religion hindoue depuis les Vedas. On retrouve l’idée de sacrifice du temps des Vedas, mais avec un renversement : c’est à travers le sacrifice de soi que l’on fait preuve de dévotion (Krishna dit bien que l’étude des Védas, les rituels, l’ascèse, tels que le pratiquaient les brahmanes, ne suffit pas : il faut les accomplir par devoir, sans attente, et en pleine conscience de la nature de l’Être Suprême).
Ainsi, la réalisation spirituelle devient accessible à tous, et non plus réservée aux brahmanes à travers des rites ancestraux.
Le yoga : quelle pratique ?
La dimension posturale du yoga n’est pas encore présente. On retrouve cependant l’idée d’une « posture ferme » qui sera la définition d’ « asana » dans les Yoga sutras. La posture sert ainsi la méditation :
En un lieu saint et retiré, il doit se ménager, ni trop haut, ni trop bas, un siège d’herbe kusa, recouvert d’une peau de daim et d’un linge d’étoffe douce. Là, il doit prendre une assise ferme, pratiquer le yoga en maîtrisant le mental et les sens, fixer ses pensées sur un point unique, et ainsi purifier son cœur.
Le corps, le cou et la tête droits, le regard fixé sur l’extrémité du nez, le mental en paix, maîtrisé, affranchi de la peur, ferme dans le vœu de continence, il doit alors méditer sur Moi en son cœur, faisant de Moi le but ultime de sa vie.
Ainsi, par la maîtrise du corps, par celle du mental et de l’acte, le yogi, soustrait à l’existence matérielle, atteint Ma demeure.
Bhagavad-Gita, chapitre 6
La méditation est au coeur de la pratique.
Le yoga consiste en un repli sur soi (Krishna parle même souvent de solitude) pour trouver dans l’intériorité la paix, la sérénité et la vérité.
Pour cela, la pratique du yoga c’est : le retrait des sens, l’équilibre du corps (à plusieurs reprises Krishna explique que c’est ni dans l’excès de nourriture ou de sommeil, ni dans le jeûne ou l’excès de veille, que l’on peut atteindre le détachement), le contrôle du souffle, la concentration de l’esprit, l’affranchissement de l’ego, la renonciation au désir, aux passions, à la possession, la libération de la dualité (c’est-à-dire le détachement vis-à-vis du plaisir et du déplaisir, de la joie et de la peine, du succès et de l’échec, de la gloire et de l’opprobre, de la richesse et de la pauvreté, de l’amitié et de l’inimitié, etc., et même de la vie et de la mort car l’âme ne connaît ni naissance ni mort).
La Bhagavad-Gita est très riche en images pour rendre plus compréhensibles ces principes. Par exemple dans le chapitre 2, on a l’image de la tortue :
Celui qui, telle une tortue qui rétracte ses membres au fond de sa carapace, peut détacher de leurs objets les sens, celui-là possède le vrai savoir.
Ou encore de l’océan :
Celui qui reste inébranlable malgré le flot incessant des désirs, comme l’océan demeure immuable malgré les mille fleuves qui s’y jettent, peut seul trouver la sérénité.
Je vous laisse sur ce passage qui explique que la souffrance vient de l’attachement, et qui personnellement me rappelle l’enseignement de Yoda (Yoga, Yoda : coïncidence ?) qui explique que la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance et au côté obscur :
En contemplant les objets des sens, l’homme s’attache ; d’où naît la convoitise, et de la convoitise, la colère.
La colère appelle l’illusion, et l’illusion entraîne l’égarement de la mémoire. Quand la mémoire s’égare, l’intelligence se perd, et l’homme choit à nouveau dans l’océan de l’existence matérielle […]
Bhagavad-Gita, chapitre 2
2 réponses pour “Peut-on faire l’Histoire du yoga ? (partie 2 : la Bhagavad-Gita)”